La CJUE bouleverse le système des transferts de la FIFA : analyse de l'arrêt Diarra et de ses conséquences pour le football professionnel

Scpa BERTRAND
16.10.24 12:42 - Commentaire(s)
cabinet d'avocats en droit du sport à paris France

Le 4 octobre 2024, la Cour de Justice de l'Union Européenne (CJUE) a rendu un arrêt crucial dans l'affaire Lassana Diarra contre la FIFA. Cette décision remet en question le système des transferts dans le football professionnel, jugeant que certaines règles de la FIFA entravent la libre circulation des travailleurs et restreignent la concurrence. L'arrêt, basé sur les conclusions de l'avocat général Szpunar, pourrait entraîner une refonte majeure du Règlement du Statut et du Transfert des Joueurs de la FIFA, impactant significativement l'avenir du football européen.

I. Les conclusions de l'avocat général Szpunar du 30 avril 2024

L'affaire Diarra c/ FIFA trouve son origine dans un litige opposant l'ancien international français Lassana Diarra à la Fédération Internationale de Football Association (FIFA). Ce conflit est né suite à la suite de la résiliation anticipée du contrat de Lassana Diarra avec le club russe du Lokomotiv Moscou en 2014-2015.

L'analyse de la restriction à la libre circulation des travailleurs (art. 45 TFUE)

L'avocat général Maciej Szpunar a estimé que les règles de la FIFA en question constituent une restriction indéniable à la libre circulation des travailleurs, garantie par l'article 45 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union Européenne (TFUE). 
Il a souligné que ces dispositions sont "de nature à décourager ou à dissuader les clubs d'engager le joueur par crainte d'un risque financier". Cette situation affecte particulièrement les transferts transfrontaliers au sein de l'UE, y compris ceux impliquant des clubs français.
L'avocat général a notamment relevé que :
  1. La responsabilité solidaire du nouveau club en cas d'indemnité due pour rupture de contrat crée un frein important aux transferts.
  2. Les sanctions sportives, comme l'interdiction d'enregistrer de nouveaux joueurs, peuvent sérieusement entraver la liberté des clubs de renforcer leurs effectifs.
  3. La possibilité de bloquer le Certificat International de Transfert peut "effectivement empêcher un joueur d'exercer sa profession dans un club situé dans un autre État membre".
Ces éléments ont un ainsi impact direct sur la mobilité des joueurs, ainsi que sur la capacité des clubs à recruter librement sur le marché européen.

L'examen de la restriction de concurrence (art. 101 TFUE)

Outre l'entrave à la libre circulation, l'avocat général a considéré que les règles de la FIFA constituent également une restriction de concurrence prohibée par l'article 101 TFUE. 
Il a estimé que ces règles ont un objet anticoncurrentiel, car "par leur nature même, les dispositions litigieuses limitent la possibilité pour les joueurs de changer de clubs et, inversement, la possibilité pour les (nouveaux) clubs d'embaucher des joueurs".
Il a souligné que "le recrutement de joueurs de talent constitue un des paramètres essentiels de la concurrence à laquelle peuvent se livrer les clubs de football professionnel". Ainsi, en limitant la capacité des clubs à recruter des joueurs, ces règles "affectent nécessairement la concurrence entre les clubs sur le marché de l'acquisition des joueurs professionnels".

La CJUE saisie d'une question préjudicielle

La Cour d'appel de Mons en Belgique a saisi la CJUE d'une question préjudicielle, demandant l'examen de la compatibilité de certaines règles de la FIFA avec le droit de l'Union européenne. Les dispositions en cause concernaient notamment :
  • L'article 17.1 du Règlement du Statut et du Transfert des Joueurs (RSTJ) de la FIFA, prévoyant le paiement d'une indemnité en cas de rupture de contrat sans juste cause.
  • L'article 17.2 établissant la responsabilité solidaire du joueur et de son nouveau club pour le paiement de cette indemnité.
  • L'article 17.4 imposant des sanctions sportives au club qui engage un joueur ayant rompu son contrat sans juste cause.
  • Les articles 9.1 et 8.2 (paragraphes 4b et 7) de l'Annexe 3, permettant le blocage du Certificat International de Transfert (CIT) en cas de litige.
Pour un article complet sur les conclusions de l'avocat, voir notre publication du 8 mai 2024

L'examen de la restriction de concurrence (art. 101 TFUE)

Enfin, l'avocat général a examiné si ces restrictions pouvaient être justifiées par des motifs légitimes d'intérêt général. Bien qu'il ait reconnu que le maintien de la stabilité contractuelle et l'équilibre des compétitions puissent constituer des objectifs légitimes, il a exprimé des doutes quant à la proportionnalité des mesures de la FIFA.
L'avocat général Szpunar a notamment critiqué :
  1. La responsabilité systématique du nouveau club, même lorsqu'il n'a joué aucun rôle dans la résiliation du contrat.
  2. La présomption que le nouveau club a incité le joueur à rompre son contrat, jugée trop draconienne.
  3. Le pouvoir discrétionnaire laissé à la Chambre de Résolution des Litiges de la FIFA, qui "n'offre pas la sécurité juridique nécessaire aux joueurs et aux clubs".
L'avocat général a également considéré que ces règles pourraient violer l'article 15 de la Charte des droits fondamentaux de l'UE, qui garantit la liberté professionnelle et le droit de travailler.
meilleur avocat en droit du sport

L'arrêt de la CJUE du 4 octobre 2024

La décision de la Cour sur l'article 45 TFUE

La CJUE a suivi les conclusions de l'avocat général et a confirmé que les règles de la FIFA constituent une entrave à la libre circulation des travailleurs. Elle a précisé que ces règles :
"sont de nature à entraver la liberté de circulation des travailleurs qui souhaitent exercer leur activité économique pour le compte d'un nouveau club établi sur le territoire d'un État membre autre que celui de leur résidence ou de leur lieu de travail actuel, en rompant unilatéralement leur contrat de travail avec leur ancien club, pour une cause que celui-ci prétend ou risque de prétendre ne pas être juste." [Résumé]
La Cour a reconnu que l'objectif de régularité des compétitions sportives est légitime, mais a souligné que les mesures doivent être proportionnées :
"L'objectif consistant à assurer la régularité des compétitions sportives constitue un objectif légitime d'intérêt général pouvant être poursuivi par une association sportive. Cet objectif revêt d'ailleurs une importance particulière dans le cas du football, étant donné le rôle essentiel accordé au mérite sportif dans le déroulement des compétitions.[Résumé]
Cependant, la CJUE a estimé que les règles de la FIFA semblent aller au-delà du nécessaire :
"Sous réserve des vérifications qu'il reviendra à la juridiction de renvoi d'effectuer, les différentes règles du RSTJ en cause au principal paraissent aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif, cela d'autant plus qu'elles ont vocation à s'appliquer, dans une large mesure, de façon conjuguée et, pour une partie d'entre elles, pendant une période de temps considérable, à des joueurs dont la carrière est relativement courte.[Résumé]

Ou prendre un RDV en visio en ligne

L'analyse de la Cour concernant l'article 101 TFUE

La CJUE a confirmé que les règles de la FIFA constituent une décision d'association d'entreprises au sens de l'article 101 TFUE.
Elle a jugé que ces règles ont pour objet de restreindre la concurrence :
"Dans ces conditions, ces règles doivent être considérées comme ayant pour objet de restreindre, voire d’empêcher, cette concurrence, et cela sur l’intégralité du territoire de l’Union. Partant, il n’est pas nécessaire d’en examiner les effets." [Résumé]
La Cour a souligné le caractère restrictif de ces règles :
"En définitive, de telles règles, même si elles sont présentées comme visant à prévenir des pratiques de débauchage de joueurs de la part de clubs disposant de moyens financiers plus importants, sont assimilables à une interdiction générale, absolue et permanente du recrutement unilatéral de joueurs déjà engagés, imposée par voie de décision d'une association d'entreprises à l'ensemble des entreprises que sont les clubs de football professionnel et pesant sur l'ensemble des travailleurs que sont ces joueurs.[Résumé]

La possibilité d'exemption au titre de l'article 101, paragraphe 3, TFUE

La Cour a précisé les conditions strictes pour une éventuelle exemption :
"Aux termes de l'article 101 TFUE, les règles précitées du RSTJ constituent une décision d'association d'entreprises qui est interdite et qui ne peut bénéficier d'une exemption au titre de cette disposition que s'il est démontré, au moyen d'arguments et d'éléments de preuve convaincants, que toutes les conditions requises à cette fin sont remplies.[Résumé]

La conclusion de la Cour

La CJUE a conclu que l'article 45 TFUE s'oppose aux règles examinées par elle de la FIFA, sauf s'il est établi :
" (...) que ces règles, telles qu'interprétées et appliquées sur le territoire de l'Union, ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire à la poursuite de l'objectif consistant à assurer la régularité des compétitions de football interclubs, en maintenant un certain degré de stabilité dans les effectifs des clubs de football professionnel.[Résumé]
Cette décision remet donc directement en question le système actuel des transferts dans le football professionnel européen et ouvre la voie à une potentielle, mais nécessaire, refonte des règles de la FIFA pour les rendre compatibles avec le droit de l'Union européenne.

La réaction de la FIFA

Suite à l'arrêt de la CJUE, la FIFA a réagi par l'intermédiaire d'Emilio García Silvero, son Chief Legal & Compliance Officer.

Dans une interview du 14 octobre 2024 (que vous pourrez retrouver en intégralité sur cette page), il a exposé la position de la FIFA sur les principaux points de l'arrêt et ses intentions pour l'avenir du système des transferts.

La position de la FIFA sur les principaux points de l'arrêt

Monsieur García Silvero a souligné que la décision de la CJUE ne remet pas en cause l'intégralité du système de transfert :
"Le système international de transfert consiste en de nombreux éléments : par exemple, les règles concernant les périodes d'enregistrement ; le transfert et l'enregistrement des joueurs ; l'application de sanctions sportives dans certains cas ; les indemnités de formation et les mécanismes de solidarité pour récompenser les clubs formateurs ; le transfert international des mineurs ; le système de résolution des litiges pour protéger les joueurs et les clubs en cas de rupture de contrat partout dans le monde ; la protection des joueuses, des entraîneurs, des équipes nationales et bien plus encore. Tous ces éléments vitaux ne sont fondamentalement pas affectés par l'arrêt Diarra."

Les intentions de la FIFA pour l'avenir du système des transferts

La FIFA voit cette décision comme une opportunité de moderniser son cadre réglementaire. García Silvero a déclaré :
"La FIFA considère la décision Diarra comme une opportunité de continuer à moderniser son cadre réglementaire, ce qui a été l'un des objectifs déclarés du Président de la FIFA depuis 2016."
Monsieur García Silvero ajoute :
"La FIFA agira toujours en conformité avec le droit européen et s'assurera de maintenir, main dans la main avec ses parties prenantes, un cadre réglementaire moderne, robuste et valable pour le football international.
La FIFA prévoit ainsi désormais d'initier un dialogue avec les principales parties prenantes pour déterminer les changements nécessaires à apporter à l'article 17 du RSTJ, notamment concernant :
  • Les paramètres de calcul de l'indemnité pour rupture de contrat
  • Les sanctions pour rupture de contrat
  • Le mécanisme de délivrance du Certificat International de Transfert
L'arrêt Diarra de la CJUE représente un tournant majeur pour le football professionnel en Europe, remettant en question certains aspects fondamentaux du système actuel des transferts établi par la FIFA. Cette décision pourrait entraîner une plus grande liberté de mouvement pour les joueurs et une concurrence accrue entre les clubs, tout en soulevant des inquiétudes quant à la stabilité contractuelle et l'équilibre compétitif. La FIFA et ses interlocuteurs se trouvent doivent désormais face au défi de concevoir un nouveau cadre réglementaire respectant le droit européen, au moins sur ces points.

Sur le même thème, voir les articles suivants :

Règles FIFA sur les transferts de footballeurs incompatibles avec le droit européen selon l'avocat général de la CJUE (affaire Lassana Diarra)

[08.05.2024]

La Cour de Justice de l'Union Européenne (CJUE) a rendu, le 21 décembre 2023, 3 arrêts portant sur le monopole des fédérations sportives internationales

[21.12.2023]

Scpa BERTRAND